Ça y est, je suis BLACK BELT! Ceinture noire de karaté 1er dan, avec un diplôme du ministère de la Jeunesse et des Sports dans la poche.
Et dire que ça fait 10 ans que j'ai obtenu mon dernier diplôme… ça me fait drôle.
C'était toute une aventure pour moi.
Petite je rêvais d'être ceinture noire de karaté plus tard mais ça me semblait improbable. J'adorais Street Fighter II, et je me disais qu'un jour voyager à travers le monde en étant une jolie fille qui fait du karaté ça serait génial.
Mais bon, en attendant, j’étais un petit garçon en surpoids un peu trop dans la Lune qui se fait harceler à l'école, et qui était une quiche totale en judo.
Qui je me voyais devenir… probablement…
Ado j'ai commencé le karaté mais j'ai abandonné en allant faire mes études sur Paris. J'ai continué un peu mais pas assez sérieusement pour progresser.
J'en ai fait un peu au Japon en 2014, et j’ai continué à faire des katas (sortes de chorégraphies mêlant technique, rythme et tactique du karaté). Je me disais qu'un jour peut-être je me remettrai au karaté.
Mais en même temps, je lisais en parallèle tous ces articles qui expliquent que le karaté n'est pas efficace, pas puissant, que certaines formes sont même dangereuses… Je ne savais plus trop quoi penser.
En 2019 je viens m'installer à Asnières. Et à l'époque ma vie va très mal : je me fais harceler régulièrement dans la rue, et une agression transphobe très violente fait la une des médias. Je ne veux plus sortir de chez moi… et je me demande ce qui pourrait m'aider à aller mieux.
Et là, la réponse se présente d'elle-même : pourquoi pas me remettre au karaté ? Oui, c'est vrai, apparemment le krav maga c’est mieux, ou même le jujitsu brésilien. Mais il y a un club à 15 min à pied…
Je m'inscris à un cours d'essai. Je trouve le cours sympa, un peu trop focalisé sur les passages de grades (car au fond moi ce que je crois rechercher à l'époque c'est juste “un art martial pour savoir me défendre”), mais en même temps c'est l'actualité du moment du club. Je ne peux pas leur en vouloir.
Je décide de m'inscrire. Mon prof me propose de repartir ceinture bleue mais je lui dis que non, je souhaite redémarrer ceinture blanche car je veux aussi avoir une nouvelle licence. Je suis en train de changer d’état civil, hors de question d’utiliser mon ancien prénom.
Il accepte.
Je vis ça un peu comme une nouvelle chance. Une nouvelle chance que je donne au karaté, dont je réaliserai bientôt que c’est une nouvelle chance que le karaté m’a donné.
Et pourtant, au cours de mon parcours, j'ai failli laisser tomber plusieurs fois :
Fin 2020 début 2021, au sortir du Covid, je ne me sentais pas très bien intégrée dans le club. Être la seule femme trans ça a des conséquences sur la santé mentale : je me sentais très à fleur de peau tout le temps, et forcément tous les espaces où on voit les autres socialiser sans se sentir à sa place… c'est dur. Ce sentiment revient par moment même aujourd’hui, et je ne m'en débarrasserai jamais complètement. Même s’il n’est pas avéré.
Début 2023 je participe à une compétition. Franchement je ne suis pas très bonne en combat sportif, pour des tas de raisons. Je perds tous mes combats. Mais je suis quand même qualifiée au tour suivant parce qu'il n'y a pas beaucoup de participantes.
Et puis…
-Madame, on doit contrôler votre identité… il faut prouver que vous êtes une femme.
Le monsieur qui me demande ça est rouge jusqu'aux oreilles, se confond en excuses, mais ce sont ses instructions. Je me retrouve avec une table de trois assesseurs qui commencent à contrôler mon passeport et à me regarder avec méfiance. Comme si le F ne suffisait pas.
Cette humiliation m'a marquée, et j'ai perdu une partie de ma foi dans le monde du karaté à ce moment-là.
Je prends conscience que je ne serais jamais une karatéka comme les autres.
Qu’il y en aura toujours pour me haïr sur la seule base de ma naissance et de mon appartenance à un groupe marginalisé.
Parmi les karatékas.
Parmi ceux qui gravitent autour du club (je pense aux vieilles dames qui font des remarques sur mon passage à chaque fois que je sors de cours le jeudi matin).
Peut-être même dans le club.
Funakoshi-sensei, le fondateur du karaté shotokan (le style que je pratique), a dit : “Lorsque vous sortez de chez vous, dix mille ennemis vous attendent” (précepte numéro 16). Pour moi qui vis en 2024, cette maxime est tristement vraie.
Mais ce n’est pas une raison pour abandonner le karaté.
C’est au contraire une excellente raison pour le pratiquer.
Et c’est à ça que je me suis accrochée.
Car “La voie du karaté se trouve en toute chose, à condition de savoir regarder de la bonne façon” (précepte numéro 10).
C’est vrai, le karaté a été un allié dans mon évolution personnelle :
“Vous avez le choix Madame, soit on vous met sous antidépresseur… soit effectivement, faire du sport peut vous faire du bien”.
On est en 2021 et je suis dans le cabinet de mon médecin, en arrêt pour burnout.
Sur ses conseils, je fais le stage de karaté que mon prof organise au mois d'août. Ça se passe bien. Pour la première fois dans le club, je rigole avec d'autres membres. J'ai l'impression que les gens m'apprécient non pas en dépit de qui je suis mais pour qui je suis : une karatéka passionnée, un peu réservée de prime abord, mais bienveillante avec les autres.
Et assez excentrique quand on lui donne de l’espace.
(Mais ça je ne vous surprends pas, pas vrai ?)
Je me mets à faire du karaté cinq fois par semaine.
En six mois je passe ceinture verte, bleue, puis marron. Je commence à aller m'entraîner quand je voyage dans des clubs locaux.
Je retrouve ma combativité et je décide de me relancer dans l'entrepreneuriat.
Mon premier stage… Vous avez vu cet air appliqué ?
Je commence à donner des cours en novembre 2022. Mon prof me confie le cours féminin, qui deviendra ensuite le cours débutant. Je me sens honorée de sa confiance.
Même si j'ai des doutes sur mon niveau.
Il me dit qu'en réalité ce qui compte pour enseigner c'est de pouvoir être avec des étudiants, à l'heure, et que tout aille bien, et que sur ça il n'a pas de doute.
Je suis d'accord avec lui, donc j'accepte.
Au final aujourd'hui, c'est sans doute ce qui m'a le plus apporté. Voir progresser d'autres personnes, les encourager, réfléchir à des exercices à faire, améliorer ma manière d'expliquer… ça me fait me connecter aux autres de façon heureuse.
Je ne peux que remercier Renaud-sensei évidemment pour m’avoir accueillie dans son dojo et pour tout ce qu’il m’a transmis.
En juillet 2023 je fais un stage de karaté au Japon avec mon club. L'occasion de me reconnecter à une partie de moi que j’avais laissée de côté depuis mon voyage tumultueux de 2014 (ce sera une autre histoire). Évidemment j'en profite pour initier mes condisciples qui le souhaitent à mes loisirs préférés (vous voyez cette creep gothique qui visite les cimetières de nuit ? Bah moi je visite les sanctuaires…).
Les gens sourient, n’empêche que c’était le cours Kumite (combat) et que j’ai bien cru que j’allais pas y survivre. Non mais quelle idée d’aller faire un cours Kumite à une semaine des championnats du Japon, là vous avez plusieurs médailles d’or ! Au final après ça je n’ai plus jamais eu peur de la douleur dans un combat…
Je me fais aussi mon propre parcours hors du club, à aller m'entraîner dans d'autres dojos où je suis extrêmement bien accueillie.
Je découvre que pour les karatékas, le karaté est un langage universel qui dépasse la barrière de la langue.
L’énergie de cette photo est incroyable, j’ai adoré les cours du Kenseikan Dojo de Ueda-sensei, l’ambiance était vraiment géniale.
Et puis, pendant que je suis dans un onsen, vers la fin de mon voyage, en train de prendre un bain, je réalise quelque chose.
Quelque chose qui me fait m'effondrer en sanglots.
J'ai fait beaucoup de choix dans ma vie d'adulte. Des bons et des moins bons, et d'autres où je suis parfois dubitative (“était-ce vraiment une bonne idée de faire une transition ??”).
Mais ultimement…
Je suis devenue cette jolie fille qui fait du karaté en voyageant à travers le monde.
Quels que soient mes choix.
Quelles que soient les choses que je ferais.
L'enfant que j'étais serait fière de l’adulte que je suis devenue.
Et ce que je trouve le plus beau dans tout ça c’est que j’ai fait encore mieux que ce que je pouvais m’imaginer petite.
J’ai affronté l’adversité. Tant mieux qu’elle soit forte, je n’en serais que plus robuste. “Ne cherchez pas à vaincre, cherchez plutôt à ne pas être vaincu”, précepte 12.
J’ai rencontré des gens extraordinaires en chemin, qui m’ont partagé leur savoir, leur sagesse, leur humanité.
Finalement, obtenir cette ceinture noire, c'est moi qui tiens une vieille promesse envers moi-même.
Une promesse qui, en la suivant, m’a fait rencontrer des personnes extraordinaires.
Une promesse qui suit le chemin du vent.
“Des profondeurs des bois où le vent prend forme
Jusqu'au champ où seul se trouve un orme
Flottant, embrassant doucement, il s'en est allé
Là-bas le sentier du vent est sa destinée”.
Alors est ce qu'être ceinture noire ça va changer quelque chose à ma pratique du karaté ?
Oui et non.
Non, car je vais continuer de m'entraîner et de progresser, de me connecter aux autres à travers cette pratique, d'apprendre et de transmettre. Tant que le vent continuera de souffler, je suivrai ce chemin.
Oui, car maintenant que j’ai honoré cette promesse, il me reste tous mes autres rêves à réaliser.
Accomplir ce rêve-ci ne fait que me prouver qu’il n’appartient qu’à moi de les réaliser tous.
Et vous, avez-vous un rêve, une promesse envers vous-même, quelque chose qui vous suit à travers le temps ?
Allez, à bientôt sur les tatamis !
Cyrielle
Super article Cyrielle, quelle que soit notre enveloppe charnelle, nous réparons tous nos masculins et féminins blessés, les mettre tous deux l'un.e au service de l'autre est bien le parcours de toute une vie! L'incarner comme tu le fais est très inspirant!